L’argent n’a pas d’odeur: Argent, mensonge et morale dans Le Premier Homme d’Albert Camus
2015; University of North Carolina Press; Volume: 55; Issue: 1 Linguagem: Francês
10.1353/rmc.2015.0004
ISSN2165-7599
Autores Tópico(s)North African History and Literature
ResumoL’argent n’a pas d’odeur: Argent, mensonge et morale dans Le Premier Homme d’Albert Camus Vincent Grégoire “[L]a misère est une forteresse sans pont-levis” (Le Premier Homme, Œuvres complètes [OC] IV: 830) A Vincent Rideau Etre essentiellement moral, d’une morale apprise sur le terrain, l’adolescent Jacques Cormery, héros du Premier Homme, connaît la valeur de l’argent dans la mesure où sa famille vit dans le plus grand dénuement à Alger. Pourtant, un jour, il ne va pas hésiter à s’approprier une pièce de deux francs et dire à sa grand-mère qu’il l’a perdue dans les WC. Cette dernière va aller jusqu’à enfoncer son bras dans le trou des cabinets pour retrouver la pièce, en vain. Jacques se sent coupable mais pas au point de rendre l’argent. Et, le lendemain, il va assister à un match de football et y trouver un plaisir certain. L’argent n’a pas d’odeur. Nous allons, dans cette étude, comprendre comment Jacques en est venu à voler la pièce, soit déposséder un peu plus encore sa pauvre famille, pour jouir d’un moment de bonheur au stade. Deux forces semblent s’opposer en lui: celle qui le pousse à mentir et celle qui l’incite à résister et rester honnête: “il était mal de dissimuler ces deux francs. [. . .] [I]l ne le ferait pas” (OC IV, 793). Résultat: il le fait, en est le premier surpris, subit la colère de sa grand-mère et va, le lendemain, assister avec plaisir au match. Comment Jacques justifie-t-il l’action répréhensible qu’il commet? Le sentiment de culpabilité pèse-t-il moins que l’amour du football dans la conscience du jeune Cormery? La grand-mère répète souvent au jeune Jacques qu’il finira sur l’échafaud (OC IV, 790). C’est bien sûr une façon de parler. Jacques n’est pas un être amoral ou immoral. C’est un garçon qui, grandissant sans père dans un milieu très pauvre et se retrouvant une bonne partie du temps livré à luimême [End Page 87] quand il n’est pas à l’école, se constitue sa propre morale. Camus explique, lors d’une entrevue avec le journaliste Frank Jotterand de la Gazette de Lausanne, le 28 mars 1954: “J’imagine [. . .] un ‘premier homme’ qui part à zéro, [. . .] qui n’a ni morale ni religion. Ce serait, si vous voulez, une éducation, mais sans éducateur” (OC III, 916–17). Dans son roman inachevé, finalement publié en 1994, l’auteur développe ce propos décrivant Jacques: il avait dû s’élever seul, sans père [. . .] et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, [. . .] naître enfin comme homme [. . .] comme tous les hommes nés dans ce pays qui, un par un, essayaient d’apprendre à vivre sans racines et sans foi. (OC IV, 860–61) Le jeune Jacques se constitue ainsi une morale de base “apprise sur le tas,” une morale areligieuse que l’école va renforcer en lui inculquant un code de conduite.1 L’enfant vient aussi d’un milieu frappé par la misère où un sou est un sou et où la perte de ce sou est une catastrophe. Il a une conscience aigüe du dénuement de sa famille, ses vêtements trop grands comme l’appartement trop petit ne cessant de le lui rappeler. Jacques porte ainsi des imperméables trop longs pour qu’ils durent plus longtemps (OC IV, 791) et des souliers que la grand-mère fait clouter afin d’en ralentir l’usure. La misère le poursuit à la maison, dans l’appartement exigu où il n’y a ni électricité ni gaz, où la cuisine se fait sur un réchaud à alcool et où les sanitaires sur le palier se réduisent à un simple “trou à la turque” (OC IV, 794) privé de lumière et de robinet.2 Et bien sûr, l’enfant ne reçoit...
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