Artigo Revisado por pares

Entretien avec Salim Bachi

2009; Routledge; Volume: 13; Issue: 3 Linguagem: Francês

10.1080/17409290902938792

ISSN

1740-9306

Autores

Roger Célestin,

Tópico(s)

Caribbean and African Literature and Culture

Resumo

Click to increase image sizeClick to decrease image size Paris, 13 mars 2009 Roger Célestin : Tout d’abord, Salim Bachi, merci d’avoir accepté de nous accorder un entretien pour ce numéro de Contemporary French & Francophone Studies : Sites sur le thème « dialogues franco-arabes ». Commençons par là. Que voudrait dire pour vous le terme même de « franco-arabe » ? Serait-ce l’équivalent de ce qu’on appelle aux Etats-Unis un « hyphenated-American », c’est-à-dire un Américain « avec tiret » : comme on dit, « Italian-American » ou « Afro-American » ou « Irish-American », signifiant une appartenance, une sorte d’harmonie même, ou signe, au contraire, de tension d’une identité cassée. Salim Bachi : Oui, ça serait une double appartenance dans ce cas là, mais moi je ne me reconnais pas – je suis désolée de vous le dire – pas vraiment dans cette double appartenance, justement parce que je suis né en Algérie et que l’Algérie a une histoire plus complexe que ces seules dimensions arabe et française. Donc, s’il y a appartenance, elle est multiple, complexe. Elle est aussi liée à la sphère berbère, et voire à d’autres influences plus anciennes, latine, grecque, punique même, et surtout africaine. Mon travail d’écrivain cherche à briser cette dichotomie cette espèce de lutte absurde entre l’arabité de l’Algérie ou sa francité. Pour moi ce n’est pas la question qui m’intéresse le plus, même si je ne m’interdis pas d’écrire sur des sujets potentiellement français ou potentiellement arabes. R.C. : D’accord. Je voudrais dans ce contexte vous citer cette phrase d’une lettre de Jacques Vaché à André Breton : « Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays ». Est-ce que vous diriez que, contrairement à une génération plus ancienne d’écrivains, on va dire d’écrivains algérien – et je pense à Kateb Yacine ou à Mouloud Feraoun – que pour vous l’idée même d’appartenance nationale a moins de force, moins d’emprise ? Que vous vous retrouvez, comme vous disiez toute à l’heure, ailleurs ? S.B. : Oui, parce que d’abord nous ne sommes pas les produits de la même histoire. Cette génération dont vous parlez, celle des premiers écrivains algériens, est la génération de l’affirmation d’une nouvelle identité. Ces écrivains sont dans un processus indépendantiste, ou révolutionnaire pour certains. Notre génération arrive bien après l’indépendance de l’Algérie – je suis né dix ans après la fin de la guerre d’Algérie – et nous avons plutôt eu à gérer les problèmes des nations déjà constituées, ces jeunes nations avec leurs problèmes inextricables. C’est vrai, je ne suis pas naïf vis-à-vis de la question de la nation. Je ne sais pas si je suis très clair, mais, pour moi, il faut aborder cette question-là avec beaucoup de précaution et sans naïveté. De plus, je ne crois pas que la nation soit l’alpha et l’oméga de toute chose. R.C. : Donc, quelque part on pourrait dire que pour vous, le thème même qu’on a choisi pour ce numéro de la revue est déjà faussé, qu’il vise à une dichotomie que vous, vous récusez. S.B. : Oui, parce qu’il manquera – d’une manière involontaire, sans doute, de votre part – une dimension dont l’absence est moins problématique dans une situation politique, dans une situation « nationale ». Il est vrai que la question nationale s’est posée dans l’Algérie des années soixante et soixante-dix avec la volonté de savoir si l’Algérie était arabe, française ou berbère, débat qui à présent me semble dépassé, qui est dérangeant même pour un écrivain qui écrit en langue française pour rendre compte de ces réalités multiples, politiques et historiques, sociales et linguistiques. M’assigner une seule appartenance, même si elle est double, me met mal à l’aise : je me sens avant tout écrivain et mes livres portent témoignage de la complexité du monde et aussi de la fin sans doute d’une certaine conception nationale partagée entre des identités exclusives. R.C. : D’accord. Il y a une génération d’écrivains provenant de conditions historiques différentes, celle qui précède la vôtre. On peut donc dire que, pour votre génération, les conditions historiques ont changé ; mais je vais vous citer une phrase d’une revue qui vient de paraître, qui est la revue du Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et musulman (le CERMAM). Ce numéro a pour titre France-Monde Arabe : Echanges culturels et politiques et on y fait référence à une conception du monde en termes de clivage, notamment par le discours politique américain qui « … divise le monde en deux axes : axe du bien et axe du mal. Ce discours s’inspire et se nourrit des écrits des néo-conservateurs américains comme Bernard Lewis et Samuel Huntington qui prévoient depuis les années quatre-vingt-dix, date de démembrement de l’ex-Union soviétique, un choc frontal entre deux cultures, celle de l’Occident – sécularisée et démocratique – et celle de l’Orient – non-sécularisé et non-démocratique. » Alors les auteurs de ce numéro, ceux qui ont dirigé la collection, nous disent que « L’angoisse et le pessimisme apparus après le 11 septembre nous concernent tous individuellement et collectivement, orientaux et occidentaux, chrétiens et musulmans. Ce sont des alertes sérieuses qui nous poussent à nous interroger à la façon dont l’Occident et l’Orient se définissent et se reconnaissent. » Je m’excuse. La question est très longue mais, en fait, elle est très courte : vous, contrairement à l’autre génération d’écrivains, vous êtes dans une situation « post-11 septembre » mais qui néanmoins vous remet dans un bain historique. S.B. : Moi je suis dans le bain historique depuis 1989, depuis les émeutes d’octobre 1988 en Algérie, époque d’une certaine dérive islamiste en Algérie dans les années 1990, et le terrorisme qui l’a accompagnée. Je suis « post- », mais je suis aussi « pré-11 septembre, », en vérité. Le 11 septembre n’est pas pour moi une découverte de l’islamisme politique ou de la violence de notre temps ou même de l’histoire. Je n’ai jamais cru à la théorie de la fin de l’histoire. Ce sont des bêtises. Moi, je ne suis pas, je ne me suis jamais considéré comme un écrivain sans Histoire. Quand j’ai écrit Le Chien d’Ulysse, publié en janvier 2001 – et non en septembre 2001 – j’évoquais déjà les problèmes de l’Algérie en prise avec une guerre civile – donc des problèmes islamistes et des problèmes du pouvoir politique violent aussi. Pas de découverte pour moi ni de l’histoire ni des enjeux contemporains par rapport à la question de l’islamisme politique ou des pouvoirs dictatoriaux. R.C. : Oui, mais plus précisément … d’un côté vous êtes, bien sûr, un écrivain, comme on aime dire aux Etats-Unis, « post-modern », écrivain aux appartenances multiple. Néanmoins, est-ce que vous ne vous voyez pas obligé quelque part de confronter des problèmes qui ont à voir avec le monde arabe et de manière plus aigue que d’autres écrivains qui, eux, ne seraient pas, disons, nés en Algérie ? S.B. : Je voulais vraiment parler du problème, par exemple, du terrorisme avec Tuez les tous qui est un livre sur le 11 septembre – et probablement de l’Islam avec Le silence de Mahomet, mes deux derniers romans. Ces deux romans sont inspiré par l’actualité, en partie seulement, et par l’obligation d’une certaine manière de s’interroger sur ce qui interpelle le monde en ce moment. J’ai donc quelque peu orienté ma création littéraire vers ces sujets-là, des sujets contemporains qui doivent interpeler les intellectuels. Mais je ne me sens pas non plus prisonnier de ces thématiques actuelles. Je m’en sers pour échapper vers la littérature, pour leur donner une certaine forme esthétique. Aussi fou que cela paraisse, Tuez-les tous est l’Hamlet de notre temps, sous la forme d’un roman à propos du 11 septembre. J’estime que le devoir premier de l’écrivain est d’être un artiste avant que d’être l’historien ou le journaliste de son temps. R.C. : Tout à fait. Néanmoins, j’insiste un peu lourdement peut-être, mais, puisque vous mentionnez ce roman où il s’agit des dernières heures d’un des participants à l’attentant du 11 septembre, vous dites de ce roman que vous y avez « montré le pire » et ensuite que vous avez écrit Le Silence de Mahomet pour montrer « l’autre coté ». Je cite cette phrase très rapidement, une phrase de vous dans un entretien : « Après avoir montré le pire, il fallait que je mette en lumière ce qu’il y avait de mieux dans l’Islam à travers la figure du prophète. Maintenant l’interprétation qu’on fera de mon travail ne m’appartient pas. » Donc la question – en fait, ce n’est pas une question mais une constatation – serait que bien que vous n’apparteniez pas à une génération qui est en train de fonder une nation, vous êtes néanmoins inévitablement impliqué dans une machine politique. S.B. : Oui, malheureusement … R.C. : Malheureusement. Vous parliez de votre indépendance d’écrivain mais je crois que, et dans votre blog que j’ai beaucoup consulté, et dans vos romans on sent toujours cette indépendance de l’écrivain et de l’être humain tout simplement qui s’affirme. Même le narrateur de Tuez les tous se démarque par rapport aux gens avec qui il est en train de préparer l’attentat. Je cite deux ou trois petites phrases. L’un de ses camarades lui dit « Bienvenue à Portland, mon frère » et lui, il répond « Je ne suis pas ton frère ». Et plus loin encore, « Mon frère, j’ai cru … », et il répète, « Je ne suis pas ton frère ». Et un autre exemple : le narrateur avait, lui, regardé toutes ces images de corps décharnés et s’entassant sur les corps décharnés comme des pantins obscènes. « C’étaient des juifs, lui dit Khalid. Seulement des juifs, et Hitler un grand homme. » Et lui, il répond, « Ils n’étaient coupable en rien. C’étaient des hommes. » Et une dernière phrase : son contact dans l’organisation lui dit « Nous allons entrer dans l’Histoire, [fit la voix juvénile de Zyad]… et nous siègerons à côté de notre prophète bien-aimé. » Mais, lui, « Il n’osait lui dire que son prophète lui cracherait à la figure plutôt de s’asseoir à ses côtés. » Donc je vous propose que même vos personnages affichent aussi cette indépendance au-delà des carcans historiques. S.B. : Ils affichent une certaine ambigüité. Dans un discours comme celui du terroriste, il est facile de verser dans la propagande ou l’incitation à la haine, et l’on sort donc du romanesque, on sort du tragique. Le roman doit porter une ambigüité et le personnage d’un roman doit être problématique. Il était important que le personnage principal de Tuez les tous, n’adhère pas totalement à la cause qu’il est censé incarner, comme Hamlet, qu’il n’ait pas une foi aveugle en ce qu’il doit accomplir, la vengeance. Il était intéressant pour moi d’interroger, de questionner, l’altérité radicale : qu’est-ce qu’un terroriste ? Et en même temps l’ambigüité du choix du terrorisme comme affirmation politique ou même nihiliste. Seyf est partagé entre sa foi chancelante, sa vision politique, et la certitude que le crime à commettre ne peut être pardonné par Dieu ni par les hommes. Qu’est donc une foi qui conduirait à assassiner des innocents ? C’est la question que se pose Seyf à chaque instant de sa vie brève et atroce. R.C. : Et là, je le répète : on retrouve cette ambigüité que je préfère voir d’une manière encore plus active, comme ce refus de se donner complètement, c’est-à-dire de rester toujours un peu à part, un peu partout dans votre œuvre, et sur votre blog, où vous parlez par exemple, où vous affichez un texte sur Waël Noureddine, un jeune cinéaste libanais, dont vous dites qu’il effectue « un travail de réappropriation d’un passé enseveli afin de redécouvrir ces attributs potentiellement vivants et libérateurs. Parier, tenter une traversée de la mer et du désert (images et textures tour à tour lunaires, sablonneuses et glacières, brûlées de soleil) » – et voilà la phrase qui m’intéresse – « au risque de passer pour hérétique aux yeux d’une large frange de la société, ici comme ailleurs ». S.B. : Il n’est pas de moi l’article sur le blog, sur Waël Noureddine. C’est un ami qui l’a fait, c’est un étudiant, un doctorant en histoire de cinéma, Olivier Hadouchi. Et je pensais en fait qu’il était intéressant de le faire passer sur mon blog parce qu’il avait réalisé un film sur sur Hubal, une divinité préislamique qui est décriée par les Musulmans. R.C. : On sent en tout cas votre sympathie pour cette attitude, n’est-ce pas, pour ceux qui se démarquent ? Comme le dit ce personnage de Joyce, un écrivain que vous aimez beaucoup, c’est dans Ulysse que Stephen dit que « L’histoire est un cauchemar dont j’essaye de m’éveiller ». Vous essayez de vous éveiller de ce cauchemar ? S.B. : Oui, mais on ne s’éveille pas de ce cauchemar. On s’endort. Longtemps. R.C. : Je continue un petit peu sur des écrivains anglophones; à un certain moment encore vous affichez un petit texte sur Paris est une fête d’Hemingway. Vous regrettez le fait qu’aujourd’hui le Paris d’Hemingway « n’est plus une fête de nos jours ». Et vous regrettez une époque qui, je crois, était plus ouverte. Vous dites, par exemple, qu’ « un jeune écrivain qui arrive à Paris dans les années vingt, pouvait fréquenter tout ce qui comptait d’artistes à l’époque. Surtout il était admis en compagnie pour peu qu’il s’intéressât à l’art, aussi étrange que cela apparaisse à présent en ces temps de méfiance et d’enfermement ». Vous ayez l’impression qu’en 1920, aujourd’hui ça nous fait près de 100 ans, on est passé de l’ouverture à la méfiance ? S.B. : Il me semble que Paris n’est plus la capitale qu’elle a été dans les années dix et vingt, la capitale artistique et culturelle qu’elle a été à ce moment-là. Bon, c’est une vérité de Lapalisse, c’est certain. Mais c’est aussi un constat que les artistes peuvent faire, il ne faut pas rêver. Et je crois que c’est dû beaucoup en fait à la différence d’accueil des artistes étrangers. Paris s’est enfermé dans une solitude stérile. C’est une ville qui s’est beaucoup embourgeoisée. Il y a très peu de lieux où des gens qui n’ont pas beaucoup d’argent peuvent s’installer pour y travailler. Les artistes, par définition, n’ont pas beaucoup de moyens – au départ en tout cas – et il me semble aussi qu’on a beaucoup plus de méfiance vis-à-vis de l’étranger. Je crois que le Paris des années vingt était beaucoup plus cosmopolite que le Paris des années 2000 … R.C. : C’est une situation que vous avez remarquée à Paris, est-ce que vous l’avez constatée à travers le monde, cette situation de méfiance et de renfermement ? Est-ce que c’était une référence, justement, au monde d’après le 11 septembre en général ? S.B. : Non, pas du tout. Vraiment, là je parlais du livre d’Hemingway et du Paris où je vis en ce moment. Pas du monde en général. Je suppose que des lieux propices à la création artistique existent ailleurs. Pour moi la fermeture s’est faite au début des années 90. C’est un miracle si j’ai pu m’installer en France à ce moment-là. Il a fallu batailler pour obtenir un visa d’étudiant. J’en parle un peu dans Tuez-les tous, j’en parle comme d’une des raisons du sentiment d’injustice que peuvent ressentir les étrangers en Occident, surtout en France et en Europe. Il faut montrer patte blanche tous les jours ! D’un autre côté, le Paris est une fête d’Hemingway est aussi un livre de souvenirs donc, quelque part, Hemingway enchante sa mémoire et peut-être qu’il il faut prendre cela avec une certaine distance, ce n’était peut-être pas si simple que cela dans les années dix et vingt. Mais seulement, le sentiment d’injustice devait être moins palpable sinon on aurait eu les guerres de décolonisation ! Vous voyez, je ne peux m’empêcher de plaisanter avec des sujets graves … Déformation professionnelle. Mais tout le monde me dit que Paris était une ville beaucoup plus ouverte où les gens avaient plus de chance de se rencontrer et de discuter. R.C. : Je dirais, moi qui ai quand même une expérience du Paris des années soixante-dix, que c’est un Paris qui a aujourd’hui disparu. S.B. : Oui. R.C. : Encore deux ou trois questions. Celle-ci, à propos de la langue. Vous écrivez en français. Pourquoi ce choix du français justement ? Est-ce un choix volontaire ? Ou au contraire quelque chose que vous ressentez comme une coupure, une violence, comme en a pu faire l’expérience un auteur algérien comme Kateb Yacine. Je pense à sa description du petit garçon qui va à l’école française dans Le polygone étoilé, quand il parle de « perdre à la fois sa mère et sa langue ». Ou serait-ce le contraire pour vous ? Est-ce qu’il n’y a pas du tout de traumatisme ? Vous, vous avez choisi simplement la langue française ? S.B. : Je serais incapable d’écrire en arabe parce que je ne maîtrise ni l’arabe écrit ni l’arabe parlé. Je ne me suis donc pas posé la question du choix de la langue. En fait, pas avec cette acuité-là. Il y avait une culpabilité à manier le français dans les années cinquante et soixante pour des écrivains comme Kateb Yacine ou Malek Haddad. Mais pour ma part, je ne ressens aucune culpabilité de cette sorte. Je suis content d’écrire en français, au contraire, je trouve que c’est une langue enrichissante qui m’a permis de découvrir les littératures étrangères en plus de la littérature française qui est d’une grande beauté. Surtout Flaubert, et tous les classiques. Même les Russes, Tolstoï et Dostoïevsky. Il y a un peu de Raskolnikov dans le Seyf de Tuez-les tous …, Raskolnikov et Hamlet, mélange détonnant … Mais cela reste de la littérature. R.C. : Evidemment, vous avez entendu parler de ce fameux Manifeste pour une littérature-monde en français. Alors, je voudrais vous citer un court extrait de ce manifeste pour terminer notre entretien. Michel Lebris, qui est l’auteur principal de ce manifeste, nous dit ceci : « Puis s’affirmaient, en un impressionnant tohu-bohu, des romans bruyants, colorés, métissés, qui disaient, avec une force rare et des mots nouveaux, la rumeur de ces métropoles exponentielles où se heurtaient, se brassaient, se mêlaient les cultures de tous les continents. Au cœur de cette effervescence, Kazuo Ishiguro, Ben Okri, Hanif Kureishi, Michael Ondaatje et Salman Rushdie, qui exploraient avec acuité le surgissement de ce qu’ils appelaient les 'hommes traduits’ : ceux-là, nés en Angleterre, ne vivaient plus dans la nostalgie d’un pays d’origine à jamais perdu, mais, s’éprouvant entre deux mondes, entre deux chaises, tentaient vaille que vaille de faire de ce télescopage l’ébauche d’un monde nouveau. » Alors, mise à part la langue, qui est évidemment l’anglais, est-ce que vous vous reconnaissez une place dans cette série d’écrivains ou figures, Ishiguro, Okri, Kureishi, Ondaatje et Rushdie ? S.B. : Non. R.C. : Non ? S.B. : Non, pas du tout. R.C. : Qu’est-ce qui pour vous vous rend différent de ces écrivains qu’on a pu appeler des « écrivains-monde » ? S.B. : Je ne sais pas pourquoi on les a appelés écrivains-monde. C’est une chose qui me parait assez étrange. La littérature-monde existe depuis le 19e siècle, c’est une définition de Goethe, alors ce n’est pas quelque chose de nouveau pour moi. Il me semble qu’un écrivain porte un monde en lui. Il n’est pas forcé que ce monde soit extensible à l’infini pour être intéressant. Je ne crois pas que La Recherche de Proust soit un monde extensible à l’infini ou traduisible partout. Il n’empêche que c’est une œuvre éminemment intéressante. R.C. : J’ai pensé à cette question, à ce manifeste, à cause d’une petite phrase de vous. Vous êtes en train de parler de Juliàn Rìos qui écrit sur Joyce, qui est un grand spécialiste de Joyce, et vous terminez votre intervention sur votre blog encore avec cette petite phrase : « Il faut lire Juliàn Rìos pour lire Joyce, ou est-ce le contraire ? Je m’y perds, pardon, il est si tard et Poldy m’attend devant le 7 Eccles street, à Dublin, Irlande, Monde … ». On a l’impression que, justement, pour vous, vous n’êtes pas un écrivain algérien ou français, ou même dans une dichotomie qui serait franco-arabe comme nous le propose ce numéro de la revue mais un écrivain, qui malgré le fait que vous récusiez ce label, qui serait un « écrivain-monde ». S.B. : Un écrivain dans le monde, ça c’est sûr, mais un écrivain-monde, encore un de ces mots composés … La phrase que vous citez est une des dernières phrases du monologue de Léopold Bloom, avant le grand monologue de Molly, sa femme dans le monde; ça part du particulier, de cet 7 Eccles Street, jusqu’au monde et c’est une rue de Dublin, une rue habitée par un ami de Joyce à Dublin en 1904, et cette rue par son particularisme, grâce au génie de Joyce, est extensible au monde, à l’univers même, c’est ce qu’il écrit, je crois. A mon avis, si on avait dit à Joyce « vous êtes un écrivain-monde », ça l’aurait fait rigoler. Si on lui avait dit, vous avez achevé le travail entamé par Flaubert, il vous aurait offert un verre de vin blanc. Il aimait le vin blanc parce que celui-ci lui rappelait un autre liquide … Je vous laisse deviner. R.C. : Peut-être que dire « écrivain-monde » c’est juste une manière de dire, comme vous le disiez tout à l’heure, un écrivain qui est engagé dans le multiple. S.B. : Je préfère. Je me méfie de ces manifestes qui englobent beaucoup de gens qui n’ont pas grand-chose à voir ensemble. Je crois qu’un écrivain est un individu et doit être mesuré à l’aune de son travail. R.C. : En fait, nous avons un numéro qui va sortir sur ce thème, et nous aussi on trouvait, les rédacteurs de la revue, que c’était encore une de ces machines de la tradition française où la culture et certains concepts étaient parachutés dans haut. S.B. : On a changé les habits francophones en vêtements écrivain-monde. R.C. : Est-ce que vous vous considérez comme écrivain « francophone », avec tout ce que ce mot comporte ? Ou qu’est-ce que sera un écrivain francophone pour vous ? S.B. : Voilà c’est ça la question ! Qu’est-ce qu’un écrivain-monde ? Qu’est-ce qu’un écrivain francophone ? Je ne comprends pas ces choses-là. Pour moi ce sont des propagandes esthétiques. R.C. : Mais est-ce qu’un écrivain francophone, ça ne serait pas simplement un écrivain qui écrit en français ? S.B. : Oui, donc il n’y a pas besoin d’ajouter « francophone », « francophone » ça veut dire « parler en français ». Je parle en français, j’écris en français, mais je ne me sens pas du tout influencé par la littérature dite francophone, d’ailleurs, encore une fois, je ne comprends pas ce terme appliqué à la littérature. J’ai aimé lire Joyce, Faulkner, Kateb Yacine, Driss Chraïbi, Sony Labou Tansi, des gens comme ça, des écrivains à mon avis, pas des écrivains-monde non plus, pas des écrivains « francophones », des écrivains, un point c’est tout. R.C. : Je voulais bien qu’on termine sur ce refus d’appartenir même à des labels qui donnent l’impression d’ouvrir sur quelque chose de multiple mais qui restent des labels. S.B. : Je me méfie de tout ce qui veut englober une masse de gens différents. Je pense que les auteurs des manifestes ne servent que leur propre gloire. Et je n’ai pas envie, moi, de servir la gloire de quelqu’un d’autre. Je me suffis à moi-même, il me semble. Je prends le risque de n’appartenir à aucune chapelle, à aucune mosquée … R.C. : On va s’arrêter là-dessus. Merci. S.B. : Merci

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