Artigo Revisado por pares

L'État selon Pierre Bourdieu : une monopolisation de l'universel

2014; Wiley; Volume: 20; Issue: 1 Linguagem: Francês

10.1111/spsr.12085

ISSN

1662-6370

Autores

Rémi Lenoir,

Tópico(s)

Legal Systems and Institutions

Resumo

On sait les réserves de Pierre Bourdieu à l'égard des notions qui désignent les collectifs, que ce soit, par exemple, la famille traditionnelle qu'il dénomme plutôt la maison, les professions ou encore des institutions comme l'Église qu'il analyse en termes de champ. Mais ses réticences n'ont peut-être jamais été aussi fortes qu'à propos de l'État au point de s'être interdit d'utiliser le mot pendant les nombreuses années (plus de 20 ans) où il en étudiait pourtant les composantes, et d'avoir privilégié l'analyse des fondements sociaux de ce qu'il appelle la « pensée d'État ». Cette « coupure » – et non pas ce rejet – d'avec le langage ordinaire ne résulte pas d'un souci d'hygiène linguistique, mais de ce qu'implique le travail scientifique : une véritable conversion de pensée. La notion d'État (« l'État » a pris telle mesure…), Bourdieu utilisait souvent la formule, est une « sténographie » pour nommer ce qu'il appelle le « champ bureaucratique ». Aussi, « le travail de sociologue, dans ce cas particulier [celui de l'État], consiste à essayer de se réapproprier ces catégories de la pensée d'État que l'État a produites et inculquées en chacun de nous, qui se sont produites en même temps que l'État se produisait et que nous appliquons à toutes choses, et en particulier à l'État pour penser l'État, en sorte que l'État reste l'impensé, le principe impensé de la plupart de nos pensées, y compris sur l'État » (173). La problématique élaborée par Bourdieu concernant l'État s'inscrit en continuité avec l'ensemble de ses études11 Il n'est ici pas possible de citer l'ensemble de ces travaux, pour une discussion d'ensemble, cf. Lenoir (2012). qui portent moins sur l'État que sur la division du travail social de domination et du problème propre à la classe dominante, celui de sa division interne entre les fractions intellectuelle et économique et de l'invention des formes plus ou moins instituées de conciliation de leurs intérêts spécifiques et antagonistes. Ces derniers correspondent aux deux espèces de capital, capital culturel et capital économique, qui fonctionnent comme autant de conditions nécessaires pour participer au champ du pouvoir et qui ont chacune leurs lois d'accumulation, de gestion et de transmission. C'est pourquoi il mettait en garde contre l'emploi de la notion même de « classe dominante », car elle participait, selon lui, de la représentation réaliste et unitaire du pouvoir. Il se référait à ce propos à la triade dumézilienne, bien exprimée par les trois concepts de la symbolique médiévale de la société, bellatores, oratores, laboratores : dans toutes les sociétés, a fortiori dans les sociétés différenciées, les détenteurs des différentes formes de pouvoir sont toujours en lutte pour maintenir et accroître la valeur des espèces de capital qu'ils détiennent. Aussi, l'objet du travail de Bourdieu sur l'État porte-t-il moins sur « ceux qui gouvernent », la population de ceux qui « exercent» le pouvoir, celui-ci étant souvent défini comme une substance que l'on possède, que sur les structures des relations qui divisent et unifient tout à la fois ce qu'il appelle, depuis le début des années 70, le champ du pouvoir et qui ne se confond pas avec l'Etat. D'où les analyses minutieuses que Bourdieu fait des mécanismes conduisant au champ du pouvoir, notamment la socialisation familiale et le passage par les grandes écoles formant la noblesse d'Etat. D'où aussi et, inséparablement, l'analyse des luttes incessantes pour la reconnaissance de la légitimité des espèces de capital dans le champ du pouvoir – « les guerres de palais » – comme le rappelle l'intitulé d'un des chapitres d'Homo academicus (1984b), « Espèces de capital et formes de pouvoir ». Dans ces luttes internes au champ du pouvoir, les détenteurs de positions étatiques se font les porte-parole de l'universel, un coup de force symbolique rendu possible par l'institutionnalisation de la délégation. Pour rendre compte de l'émergence de la notion d'ordre public, centrale dans l'analyse menée dans Sur l'Etat (78 et suiv.), Bourdieu construit un modèle de la genèse de l'État, c'est-à-dire d'une réalité irréductible à la somme des éléments qui la constitue. C'est ce à quoi renvoie la notion de transcendance qu'il utilise à plusieurs reprises, le groupe étant constitué comme une totalité supérieure à la somme de ses parties (387-390). La notion de champ cherche à nommer l'effet de cette sorte de métaphysique holistique. Avec la constitution de l'État moderne, il y a un changement d'ordre par rapport à l'État dynastique : on passe d'une logique de fonctionnement du monde social à une autre, d'une raison à une autre, de la raison domestique à la raison d'État. Pourquoi ? C'est à la réponse à cette question qu'est consacrée la genèse de l'État en tant que principe d'un ordre « public » (par opposition à « privé »). A mesure que les sociétés se développent, elles se différencient en univers séparés, aux fonctionnements distincts et dont les enjeux, les types de capital, se spécifient. Bourdieu synthétise à ce propos les travaux d'historiens sur l'émergence de ces espaces d'activités qui s'autonomisent les uns par rapport aux autres, chacun étant caractérisé par une espèce de capital qui constitue à la fois la ressource et l'enjeu propres du champ : capital de force militaire, capital économique, capital culturel ou informationnel, capital juridique, capital symbolique. Bourdieu fait alors apparaître les deux traits qui caractérisent l'État moderne. D'abord un processus de concentration de ces espèces de capital en son sein. Même si l'État ne détient pas l'ensemble du capital, comme c'est le cas du capital économique, il conquiert peu à peu le monopole du pouvoir sur le champ économique, comme pour les autres champs dans lesquels le pouvoir est plus direct. Par exemple, il détient le monopole de la levée d'impôt, de l'émission de monnaie, et de la réglementation du marché… Ce pouvoir sur les différentes espèces de capital est ce que Bourdieu appelle un « méta-capital » qui correspond à la formation d'un espace particulier, un « méta-champ », à l'intérieur duquel les agents luttent pour pouvoir contrôler cette espèce de capital – le capital étatique –, qui donne pouvoir sur les autres espèces de capital, c'est-à-dire sur les autres champs. C'est ce deuxième trait qui distingue le champ étatique des autres et participe de la reconnaissance de la légitimité de l'État, de la croyance à l'idée d'État « comme irréductible à ses incarnations ». Cette référence à un État transcendant (qu'on retrouve notamment dans la justice et le droit) est un pas sur le chemin de la construction de l'État bureaucratique, tel qu'on le connaît aujourd'hui, d'une construction étatique impersonnelle, pure et conduisant à l'idée moderne d'État comme entité abstraite et prééminente aux intérêts particuliers, bref « méta ». Donc, à un processus de concentration des espèces de capital, c'est-à-dire un processus d'unification des marchés concernant les biens matériels et symboliques produits dans les différents champs sur un territoire donné, correspond un changement de logique de fonctionnement de la société, un changement d'ordre, passant de ce qui était de l'ordre du privé, de la famille, de la dynastie, des relations personnelles à l'ordre du public, du bureaucratique, de l'impersonnel et, plus généralement, du droit rationnel (Weber), bref de ce que Bourdieu, à la suite de Kant, nomme « l'universel », constituant du même coup ce qui est de l'ordre du « privé » comme « particulier ». La genèse de l'État moderne est celle de l'opposition fondamentale entre ce qui relève du public (officiel) et de ce qui ressort du « privé » (officieux) et des oppositions qui lui sont liées, notamment celle entre l'universel et le particulier (61-62). La « raison d'État » correspond à l'émergence de cet espace particulier, au processus d'autonomisation du champ bureaucratique à l'intérieur duquel la logique de fonctionnement est celle de la raison d'État, c'est-à-dire une logique qui n'est pas celle de la morale, de la religion, du profit économique, de la lutte politique (politique s'opposant ici à domestique). [Dans l'espace public], dit Bourdieu, « on devient une sorte de sujet public dont la définition est de servir cette réalité transcendante aux intérêts locaux, particuliers, domestiques, qu'est l'État » (313). Ayant le monopole du pouvoir symbolique, l'État est dépositaire de l'universel. Dans le cas de la nomination, l'État donne sur la personne nommée une « perspective », c'est-à-dire un titre qui a valeur sur tous les marchés (même si les cours diffèrent de l'un à l'autre). C'est en ce sens que l'État est le « lieu géométrique de toutes les perspectives possibles ». Bourdieu recourt à propos de l'État à l'analogie de Leibniz disant de Dieu qu'il est le lieu central à partir duquel s'établit la perspective selon laquelle la nomination et le jugement sont les seuls légitimement valides : l'État est la seule entité qui a les moyens de rendre vraie sa vérité car il détient le monopole de la reconnaissance de ce qui fait autorité. D'où l'enjeu que constitue son contrôle dans le champ du pouvoir. L'analyse de Bourdieu sur l'État s'appuie aussi sur la notion de délégation, forgée dès le début des années 1980 : « C'est parce que le représentant existe, parce qu'il représente (action symbolique), que le groupe représenté, symbolisé existe et qu'il fait exister en retour son représentant comme représentant d'un groupe », le groupe n'existant en tant que tel que « s'il est doté d'un organe permanent de représentation » (Bourdieu 1984a : 49-50). L'analyse de ce « mystère du ministère » (ministère en tant qu'exercice par une personne d'un pouvoir qui n'est pas le sien) passe en effet par ce mécanisme de la délégation, condition de l'action collective ou, à tout le moins, capable de se faire prendre pour collective. La délégation assure une permanence, une unicité que le groupe en tant qu'ensemble additif d'individus n'a pas. Les groupes s'arrachent au sériel grâce à l'institutionnalisation qui est la forme ultime et pérenne de la délégation, car le groupe n'existe que lorsqu'il s'incarne et se réifie, et, en même temps, l'autorité que la délégation incarne n'est due qu'au groupe lui-même. Ce processus circulaire contribue à confondre le groupe et celui qui l'incarne, enfermant ce que Bourdieu appelle un rapport de fétichisme : la relation de délégation est occultée par l'effet de cercle. Bourdieu prend l'exemple du fonctionnaire : celui-ci agit en tant qu'il exerce une fonction, la fonction étant un mandat que le groupe confère à un individu lui permettant d'agir au nom du groupe et non pas en son propre nom. Autre exemple, celui du nom de famille. La famille transcende les membres de la famille dans la durée, ce qui entraîne les porteurs du nom à se dépasser pour en perpétuer le nom, ce qui constitue du même coup le groupe en tant que groupe. Les membres de la famille, en effet, conservent la valeur d'un capital qui est inscrit dans le nom : et dans la mesure où c'est le nom du groupe qui fait le groupe, les membres du groupe se mobilisent pour défendre le nom. Dernier exemple que prend Bourdieu : le titre. Le titre est le performatif par excellence : le titre dit à celui qui le porte qu'il doit être à la hauteur du titre. Le titre façonne celui qui le porte aux yeux des autres, mais aussi à ses propres yeux. De sorte que les titres sont des garanties, la forme ultime de l'objectivation étant la garantie institutionnelle. C'est avec l'État qu'apparaît cette dernière comme l'attestent les rites d'institution par lesquels l'État dit officiellement, publiquement d'une personne ce qu'elle est, qu'elle est mandatée et légitimée à faire ce qu'elle fait. Par les titres qu'il confère, l'État est capable de produire des fonctions transcendantes, éternelles, celles du collectif qui dure plus longtemps que les individus qui le composent. La nomination, la publication, l'officialisation, poursuit Bourdieu, sont des actes purs de manipulation des représentations sociales. Par exemple : qu'ajoute le mariage à la liaison si ce n'est la publication, c'est-à-dire l'officialisation, « ce qui est dit à la face de tous » et qui est considéré officiellement comme vrai ? Cet acte de « magie sociale » vaut ainsi vérité, devient réalité. Ainsi la métaphysique et la magie se trouvent-elles dans le monde social lui-même et, à cet égard, la sociologie est bien de la théologie dans la mesure où le monde social est pour une part de la magie : le fonctionnaire est l'incarnation de l'État dans une personne. Même au cœur de l'État rationnel, il y a de la magie. Ce sont les rites d'institution qui produisent cette trans-substantialisation, c'est-à-dire la croyance collective qui fait qu'un individu biologique est perçu comme le représentant du groupe, qui fait exister le groupe comme un seul homme et qu'un seul homme peut faire exister dans la mesure où le groupe existe au moins virtuellement. D'où la nécessité, selon Bourdieu, de la symbolique du pouvoir, de l'apparat : l'hermine, la toge, le sceptre, … sont le pouvoir à l'état réalisé et pas seulement à l'état de signes. Bourdieu précise à ce propos que l'apparat, la pompe n'a pas seulement pour fonction d'impressionner le peuple (Pascal), mais aussi de contrôler le délégué, lui rappeler qu'il ne parle pas en son nom propre, qu'il n'est pas là en première personne. Selon Bourdieu, les fonctions sociales sont des « fictions », mais qui ont une réalité objective. Ce sont des sortes de créations imaginaires, collectivement homologuées, constamment auto-vérifiées : l'homologation, affirme-t-il, c'est faire exister socialement ce qui est dit (ce qui a force de loi). Comment ? La logique magique, à la différence de la logique rationnelle, a comme propriété d'agir sur le corps biologique en incarnant, en incorporant le corps social transcendant dans un corps biologique, ce que rappellent presque toutes les métaphores organiques et familiales du pouvoir, mais aussi les épreuves physiques que subissent les agents concernés. Sa thèse est la suivante : si le monde social fait un si grand usage de la magie pour fonder des structures fussent les plus rationnalisées, c'est parce que pour obtenir des corps qu'ils se transcendent, pour devenir des corps mystiques c'est-à-dire des corps sociaux, il doit jouer sur les ressorts les plus profonds du corps biologique comme il l'analyse en France à propos de « l'ordination » d'une noblesse d'Etat par le moyen des classes préparatoires et leurs rites qui sont autant d'épreuves et de sacrifices. Le cours sur l'État retrace donc, sans toujours le dénommer comme tel, un processus d'institutionnalisation, mode de domination qui caractérise les sociétés fortement différenciées, dans lesquelles les échanges sont, pour une bonne part, assurés selon des mécanismes impersonnels et la médiation de l'État. Plus les sociétés se développent et se diversifient, plus les différentes espèces de capital tendent à s'insérer dans les choses et à prendre la forme de mécanismes, si bien que pour contrôler les espèces de capital, il suffit de contrôler les mécanismes dans lesquels elles sont investies. Aussi n'est-il plus nécessaire de dominer par le prestige et par le travail continu d'échanges interpersonnels qu'il implique, il suffit de prendre le contrôle et de contrôler les choses et les mécanismes qui les dominent, pour reprendre la formule de Marx. De sorte que l'institutionnalisation a pour effet de constituer les structures objectives indépendamment des agents, la limite, rappelle Bourdieu, étant l'appareil dans lequel les rapports de force sont tellement institutionnalisés qu'il n'y a plus de champ, comme c'est tendanciellement le cas lorsque les conditions qui permettent à l'État de fonctionner comme un champ, c'est-à-dire comme lieu consensuel d'affrontement d'intérêts antagonistes, ne sont plus réunies. La forme orale que la transcription s'est efforcée de respecter n'y étant pas étrangère, le cours sur l'Etat abonde d'associations d'idées et de rapprochements thématiques, souvent improvisés et seulement esquissés, que l'écrit et la maîtrise rhétorique et scientifique qu'il implique, aurait sans doute écartés. D'où cette impression de dispersion et de sinuosité, que l'on ressent parfois, inévitable contrepartie de la vivacité et de l'ingéniosité du propos. Cependant Bourdieu concentre bien ses analyses sur l'ordre symbolique au travers duquel l'Etat se construit en façonnant chez les ressortissants de son territoire les structures cognitives selon lesquelles l'ordre social est perçu et reconnu : catégories temporelles (chronologie), spatiales (géographie)… mais aussi toutes celles qui relèvent, par exemple, des modes d'identification et des formes d'individualisation qu'elles supposent, et que fabrique et entérine le droit. Ce n'est pas un hasard si les juristes ont partie liée avec l'Etat dans la définition que nous lui connaissons encore et que Bourdieu a étudié du point de vue qui était le sien, celui d'un sociologue, en établissant les bases sociales de leur entreprise. Qu'en est-il aujourd'hui où le champ économique a étendu son emprise dans et hors des frontières étatiques ? Les économistes, leurs institutions, leur savoir ne seraient-ils pas les inventeurs d'un nouvel ordre symbolique reléguant le droit et ses institutions – inséparablement étatiques et politiques – au rôle d'instruments d'une finalité dont les fondements leur sont, à bien des égards, étrangers ? Rémi Lenoir est professeur émérite de l'Université Paris 1 et membre du Centre de sociologie européenne.

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