Penser le droit avec Pierre Bourdieu
2014; Wiley; Volume: 20; Issue: 1 Linguagem: Francês
10.1111/spsr.12089
ISSN1662-6370
Autores Tópico(s)Judicial and Constitutional Studies
ResumoBien que le droit ne soit pas un objet central de la sociologie de Pierre Bourdieu, ses travaux l'abordent de façon récurrente, aussi bien à travers une critique du juridisme — « le langage de la règle est l'asile de l'ignorance » — que dans ses études plus spécifiquement consacrées au champ juridique (1986) ou au champ bureaucratique (1989). S'offre ainsi une perspective dans l'ensemble cohérente concernant les modes de constitution de la juridicité dans le monde social. Les cours sur l'Etat s'inscrivent dans cette continuité, mais témoignent d'un déplacement du regard vers une réflexion à propos de la contribution du droit à l'émergence et à la consolidation de la forme étatique. Ces cours valent donc moins par ce qu'ils nous apprennent de la sociologie du droit de Bourdieu (certains aspects essentiels apparaissent déjà dans des publications antérieures ou seront développés par la suite), que par ce qu'ils nous disent d'un work in progress. En ce sens, ils sont précieux pour comprendre les modalités d'élaboration d'une problématique combinant de façon systématique un dialogue critique avec les grands modèles d'intelligibilité de la genèse de l'Etat, des études historiques parfois très spécialisées (sur la Chine, le Japon, l'Empire ottoman, ou encore l'évolution du droit anglais) et les principes généraux d'une théorie sociologique de la pratique constituée à partir des travaux d'ethnologie réalisés en Kabylie. Suivant les règles qu'il avait fixées dans le Métier de sociologue, Bourdieu accorde dans ses cours (comme dans ses travaux publiés) une égale attention aux résultats de ses enquêtes qu'à l'exposé des problèmes et présupposés ayant structuré son questionnement et sa démarche : par des références constantes et continues aux problématiques disponibles, Bourdieu subordonne le modèle d'intelligibilité de la genèse de l'Etat qu'il est en train d'élaborer à « la maîtrise des principes générateurs des problèmes scientifiques » (287). En l'espèce, il convoque et récuse tout à la fois les perspectives fonctionnalistes de Durkheim (fonctionnalisme du « meilleur ») et de Marx (fonctionnalisme du « pire »), pour s'interroger avec Weber sur l'Etat en pratique. Plutôt que de déduire ce que fait l'Etat de fonctions (d'intégration sociale ou de domination de classe) posées quasi a priori, « il faut s'attacher à rendre compte des conditions qui doivent être remplies pour qu'il puisse faire ce qu'il fait » (19 et 136). Autrement dit, c'est à la condition de savoir en quoi consiste l'Etat, ce qu'il est (et non pas seulement quelles fonctions il remplit) que l'on peut espérer rendre intelligible un processus historique pluriséculaire, complexe, hétérogène et discontinu de constitution de la forme étatique. Mais à l'encontre de Weber, Bourdieu (sans doute en forçant le trait) considère comme relevant d'une « logique mono-causale tout à fait naïve » (317) l'hypothèse imputant la construction de l'Etat à l'accumulation du seul capital de violence physique. Si l'Etat apparaît comme le produit de la concentration de différentes espèces de capital, Bourdieu met surtout l'accent dans ses cours sur la concentration du capital symbolique comme condition de leur accumulation et surtout de leur efficacité: « La naissance de l'impôt va de pair avec une accumulation de capital détenu par les professionnels de la gestion bureaucratique et l'accumulation d'un immense capital informationnel. C'est le lien entre Etat et statistique: l'Etat a partie liée avec une connaissance rationnelle du monde social. On a là des rapports de causalité circulaire – A cause B qui cause A – entre la construction d'une armée et la construction de l'impôt, la construction de l'impôt et l'accumulation du capital informationnel» (321). Aussi l'Etat doit-il être pensé « en tant que détenteur de la violence physique et symbolique légitime (…), comme un principe de production et de représentation légitime du monde social (…) » (14), ou encore « comme le principal producteur d'instruments de construction de la réalité sociale » (266), en bref « comme banque centrale du capital symbolique » (342), capable de s'imposer en pratique parce qu'il s'est d'abord imposé dans les têtes, et même dans les corps. C'est dans ce cadre que Bourdieu entend saisir la place centrale et même déterminante du droit dans la genèse de l'Etat, ce dernier étant bien une fictio juris, c'est-à-dire une fiction de juristes, mais « en donnant à fictio le sens fort du terme, de fingere (construire, fabriquer) : c'est une fabrication, une construction, une invention » (521). Le droit, via la codification, se présente ainsi comme un « capital de mots, de concepts, et donc de solutions et de précédents pour les situations difficiles de l'expérience » (520) que la logique de l'habitus n'est pas à même de régler à elle seule. Par son pouvoir d'objectivation qu'il tire notamment de la vis formae (force de la formalisation et surtout de l'officiel, formal en anglais), le droit contribue à orienter les pratiques, ainsi qu'à fonder un nouveau pouvoir symbolique, qui repose non plus sur la naissance (capital nobiliaire), mais sur des compétences et des savoir-faire liés au mérite et à l'école (capital culturel fondé en partie sur la maîtrise du droit romain) que détiennent progressivement des fonctionnaires et des légistes (les robins) peu à peu investis de la fonction (officium) de parler au nom du groupe et de l'Etat, des valeurs communes et de l'intérêt général. Les juristes sont un peu à l'image des prophètes analysés par Weber. Ce sont des agents sociaux qui parlent au nom du tout social : « Le prophète prend le groupe à son propre piège. Il est celui qui invoque l'idéal collectif, qui dit au groupe le meilleur de ce que le groupe pense de lui-même: il dit au fond la morale collective » (83). Dans une telle perspective, il faut récuser la thèse contractualiste selon laquelle l'Etat au sens large (la communauté politique ou société civile) aurait mandaté l'Etat au sens étroit (la « direction administrative » dirait Weber) pour assurer le bien public. En fait, c'est l'inverse qui est vrai: « Il y a un certain nombre d'agents sociaux, parmi lesquels les juristes, qui ont joué un rôle éminent (…) en construisant progressivement cette chose que nous appelons l'Etat, c'est-à-dire un ensemble de ressources spécifiques autorisant leurs détenteurs à dire ce qui est bien pour le monde social dans son ensemble, à énoncer l'officiel avec la force de l'officiel » (60). C'est donc l'Etat au sens étroit qui construit l'Etat au sens large. Au lieu de se focaliser sur les discours savants (en particulier celui émanant de la philosophie politique libérale), il convient de s'en remettre, à partir d'une phénoménologie historique des actes bureaucratiques, à l'analyse des agents ayant pratiquement fait l'Etat. Par des milliers de petites inventions singulières et apparemment contingentes (comme le sceau) se constitue progressivement un univers traduisant un processus de division du travail de domination, peu à peu théorisée, rationalisée et légitimée dans le langage des légistes : « Un certain nombre d'agents qui ont fait l'Etat et se sont faits eux-mêmes comme agents d'Etat en faisant l'Etat ont dû faire l'Etat pour être détenteurs d'un pouvoir d'Etat » (69). Ou encore : « L'Etat est une fiction de droit produite par les juristes qui se sont produits en tant que juristes en produisant l'Etat » (95). Les juristes occupent ainsi une position centrale dans ce processus. Ils sont le produit de ce qu'ils produisent : « A partir du moment où se constitue un champ juridique comme espace unifié à l'intérieur duquel les affaires ne peuvent se traiter que juridiquement (les champs sont toujours tautologiquement définis), se constitue un corps de gens qui ont intérêt à l'existence de ce champ, parce qu'ils doivent leur existence légitime à l'existence de ce champ ». (334). De plus, appelés à régler les pratiques de délégation et à organiser le fonctionnement concret, quotidien, de l'Etat, « les juristes élaborent simultanément la théorie constitutionnelle capable de fonder ces pratiques, très souvent en opérant une simple transmutation à l'ordre du discours de choses qui sont inventées en pratique, avec des intérêts particuliers de juristes » (479). La constitution d'un champ juridique relativement autonome doit être rapportée aux contradictions résultant de la coexistence entre deux modes de reproduction du pouvoir. D'une part, le mode de reproduction féodal puis dynastique à base familiale, fondé sur la logique de la Maison, entité qui survit aux individus à travers la transmission héréditaire de la couronne à son chef (les deux corps du roi) et dont la gestion repose sur une politique dynastique visant à préserver ou accroître le patrimoine privé de la famille. D'autre part, un mode de reproduction bureaucratique fondé sur la Raison d'Etat (et donc le capital culturel des agents de l'Etat), qui se traduit par la mise en place d'une administration chargée de la gestion des affaires graduellement pensées comme publiques. Il en résulte une structure tripartite, qui oppose le roi à ses frères aussi bien qu'à ses ministres : « Le roi a besoin des ministres pour asseoir son pouvoir vis-à-vis de ses frères, mais les ministres peuvent retourner contre le roi à la fois la compétence que le roi leur demande de mettre à son service et la légitimité que leur assure cette compétence » (413). Bourdieu observe à cet égard que ce système d'oppositions constitue un invariant dans les systèmes étatiques naissants. D'un côté, il s'agit de contenir les puissantes rivalités dynastiques, comme l'atteste (exemple extrême) la loi du fratricide en vigueur dans l'Empire Ottoman au 16ème siècle prévoyant l'élimination physique des frères du prince héritier à la mort du sultan. De l'autre, le pouvoir des légistes doit être contrôlé, par exemple en confiant les charges à des personnes mises à l'écart de ces rivalités (clercs, oblats, homines novi, parias ou esclaves, eunuques ou ecclésiastiques, interdits de reproduction), désignées par le roi pour leurs mérites et en fonction de compétences lui permettant de maîtriser ses adversaires. S'appuyant sur Elias, Bourdieu montre alors que la dynamique issue de ces contradictions – « d'un côté l'inné, le sang, la nature; de l'autre l'acquis, le mérite et surtout le droit » (422) – conduit à une institutionnalisation progressive du pouvoir et à sa dépersonnalisation : « Plus le roi étend son pouvoir et plus il étend sa dépendance à l'égard de ceux qui dépendent de son pouvoir et qui deviennent de plus en plus nombreux » (207). L'abstraction croissante du pouvoir étatique participe d'un allongement des chaînes d'interdépendance entre les membres de la société et la juridicisation du fonctionnement de l'Etat vaut aussi pour le Roi lui-même, peu à peu « enveloppé dans le droit à travers la légalisation des relations qui l'unissent à ceux qui sont chargés d'exercer le pouvoir royal par délégation (…). On a donc une série de points discontinus qui deviennent de plus en plus continus par l'intervention de personnages intermédiaires, qui sont explicitement mandatés pour remplir des fonctions que les détenteurs officiels sont censés remplir » (467). Les légistes produisent l'Etat en tant que pouvoir indépendant du roi, un pouvoir qui se perpétue par delà la disparition des individus biologiques (comme l'a bien montré Kantorowicz) et auquel sont imputées les actions du roi lui-même. S'appuyant sur les travaux de Quentin Skinner, Bourdieu observe « l'invention d'une sorte de théorie politique sécularisée dans laquelle la Constitution prend la place de l'arbitraire royal. » (528). Ces différents éléments sont développés dans un article où Bourdieu (1997b : 55, note 1) évoque encore le caractère provisoire et sommaire de son modèle. En dépit de cette précaution, qui n'est pas simplement oratoire, cette perspective, largement inspirée de la sociologie wébérienne des systèmes symboliques, invite à déplacer la focale d'analyse : pour comprendre les productions symboliques (religion, droit, etc.), il faut rendre compte de ce que sont et de ce que font les agents (ici les juristes) producteurs de ces biens, de leurs intérêts et des oppositions dans lesquelles ils sont pris (par exemple entre la noblesse d'épée et la noblesse de robe, dite d'Etat) en fonction de la logique spécifique de l'univers en voie de constitution (le champ juridique bureaucratisé) dans lequel ils évoluent. Evoquant l'analyse de Sarah Hanley (à propos des lits de justice), Bourdieu montre par exemple que les conflits concernant le retrait unilatéral d'un certain nombre de pouvoirs délégués par le roi au Parlement procèdent d'une opposition entre un principe dynastique encore dominant et un principe juridique émergent. En outre, l'extension et la diffusion de l'emprise de l'appareil judiciaire dans le corps social (332) contribue dans le long terme à l'unification du droit (monopole de la justice royale conquis contre les prérogatives des juridictions féodales), à l'essor d'un corps de spécialistes investis d'une compétence sociale et technique (les juristes) et à la constitution d'un champ relativement autonome, le champ juridique, univers de production unifié, hiérarchisé et standardisé par la codification et la formalisation des procédures. En définitive, cette généalogie du champ juridique amène Bourdieu à s'interroger sur l'impact du droit dans le monde social. Dépassant l'alternative entre les approches internalistes (Kelsen) et externalistes (Marx), il soutient que la force du droit ne lui est pas intrinsèque, mais repose sur les propriétés sociales d'un champ. D'une part, celui-ci consacre une division entre les spécialistes de la maîtrise du lexique juridique et les profanes, dépossédés, voire transformés en simples justiciables. D'autre part, le registre juridique constitue un puissant vecteur de légitimation de l'ordre social : il normalise les conduites, neutralise les conflits, exerce un pouvoir cognitif de nomination et d'homologation. Bref, le droit exerce une violence symbolique. Bourdieu n'entend cependant pas le réduire à cette seule dimension. Il insiste longuement dans ses cours (et ailleurs) sur l'effet d'universalisation de la posture juridique, progressivement reconnue pour être investie d'une rationalité spécifique. Certes, parce qu'il sanctionne des rapports de force, le droit n'est pas un univers symbolique neutre, autonome, pur, étranger à toute forme d'organisation de la domination. Mais on aurait tort de s'en tenir à ce verdict réducteur (y compris à un niveau normatif). Evoquant la critique marxienne du crétinisme parlementaire, Bourdieu précise : « Cette critique n'est pas fausse, mais le devient à partir du moment où elle oublie d'intégrer dans la théorie ce contre quoi la théorie est construite. Il n'y aurait pas à dire que le parlement est un théâtre d'ombres si les gens ne croyaient pas qu'il est autre chose » (…), à savoir un lieu de débats réglés faisant partie des conditions de fonctionnement et de perpétuation des régimes démocratiques » (560). S'agissant du droit, il est le lieu d'expression d'une « pieuse hypocrisie » (Bourdieu 1991), celle-ci étant toujours un hommage que le vice rend à la vertu. Le credo universaliste dont sont porteurs les juristes (à l'égard du service public, de l'intérêt général, de la neutralité et de la rationalité) exerce de puissants effets, et d'abord sur eux-mêmes, contraints qu'ils sont de se soumettre à l'universel pour maintenir leur monopole. « Parce qu'ils avaient un intérêt à l'intérêt général, ces juristes ont donc fait avancer l'universel » (541). Et de conclure : « Cette idée que certaines catégories sociales ont intérêt à l'universel est un matérialisme qui n'enlève rien à l'universel. Je pense que c'est une forme de naïveté idéaliste de vouloir à tout prix que les choses pures soient le produit d'actes purs. Quand on est sociologue, on apprend que les choses les plus pures peuvent avoir leur principe dans des pulsions tout à fait impures (…) Je trouve qu'il est beaucoup plus rassurant que les hommes fassent des choses bien parce qu'ils y sont forcés » (538-540). Cette conclusion rejoint l'observation qu'il fera plus tard dans Méditations pascaliennes (1997a : 146): « Si l'universel avance, c'est parce qu'il existe des microcosmes sociaux qui, en dépit de leur ambiguïté intrinsèque, sont le lieu de luttes qui ont pour enjeu l'universel et dans lesquels les agents ayant un intérêt particulier à l'universel, à la raison, à la vérité, à la vertu, s'engagent avec les armes qui ne sont autre chose que les conquêtes les plus universelles des luttes antérieures ». Tel est le cas du champ juridique, où les luttes pour changer les règles de droit doivent s'effectuer selon ces règles et dans les formes. On peut se demander dans quelle mesure Bourdieu n'aurait pas surévalué le rôle des légistes dans le processus étatique depuis une perspective stato-centrée. La question est ouverte. Pour ma part, il me semble intéressant d'y voir une thèse en dialogue avec des approches mettant l'accent sur d'autres ressorts de la constitution de l'Etat. Mais, plus fondamentalement, en s'interrogeant sur la force du droit, la sociologie bourdieusienne invite à rompre avec l'anti-juridisme de principe (certes pas toujours assumé comme tel) qui caractérise la science politique, discipline qui s'est en partie et à juste titre constituée contre le légalisme formel du droit constitutionnel des juristes savants. Cette rupture demeure toutefois inégale dans la discipline. La règle de droit (comme règle du jeu politique) y est en effet encore très souvent perçue de manière objectiviste comme variable indépendante (dans l'analyse dite stratégique des institutions par exemple, ou encore dans l'approche néo-institutionnaliste) et/ou sous l'angle de sa fonctionnalité, donc indépendamment des usages dont elle est l'objet. Dépassant la critique du juridisme selon un mouvement de « double rupture », Bourdieu suggère alors d'analyser empiriquement la place de la juridicité dans l'univers politique. Et c'est probablement à cette ambition que peut contribuer sa sociologie du droit: il s'agit de prendre pour objet (et au sérieux) le fait que le droit est constitutif de l'univers politique. La réalité politique est une réalité juridiquement encadrée, largement définie et réglée par le droit. Celui-ci contribue à la cristallisation, la consolidation et l'objectivation des institutions politiques, pour reprendre ici les concepts de la sociologie constructiviste de Berger et Luckmann, et instaure de ce fait un cadre de référence par rapport auquel s'orientent en partie les activités sociales. Une telle perspective conduit à rendre compte de la juridicisation de l'univers politique dans les démocraties libérales, par quoi il faut entendre non pas seulement l'encadrement de l'univers politique par le droit (comme ensemble de règles contraignantes structurant de l'extérieur le jeu politique), mais aussi et surtout la place croissante de l'argument juridique dans le débat politique et donc la pénétration dans cet univers des catégories juridiques de perception du jeu politique lui-même et de ses enjeux. Le droit devenant l'un des principaux langages dans lequel s'exprime le pouvoir politique, il faut alors s'interroger sur la place qu'y occupent les juristes, légistes d'Etat, juges, magistrats et autres agents dépositaires de cette compétence (technique, mais aussi socialement reconnue), de dire le droit, de traduire et de produire la réalité dans et par ses catégories. Bernard Voutat is Professor of Political Science at the University of Lausanne.
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