Rabelais, Marguerite de Navarre et la dédicace du Tiers Livre : voyages mystiques et missions terrestres
2003; Columbia University Press; Volume: 94; Issue: 1-2 Linguagem: Francês
10.1215/26885220-94.1-2.169
ISSN2688-5220
Autores Tópico(s)French Literature and Criticism
ResumoEsprit abstraict, ravy, et ecstatic, Qui frequentant les cieulx, ton origine, As delaisse ton hoste et domestic, Ton concords, qui tant se morigine A tes edictz, en vie peregrine Sans sentement, et comme en Apathie: Vouldrois tu poinct faire quelque sortie De ton manoir divin, perpetuel? ca bas veoir tierce partie Des faictz joyeux du bon Pantagruel Francois Rabelais a l'esprit de la royne de Navarre, Tiers Livre. 1546 (1) En 1545, quatre ans avant la mort de Marguerite de Navarre, Francois Rabelais lui dedie son Tiers Livre. Rabelais s'adresse a Marguerite comme a mystique. Le dizain de dedicace evoque le voyage de l'esprit qui, ayant abandonne le ca bas sur terre, est retourne aux cieux, lieu divin de son origine. Le dizain nous permet d'apprecier toute gamme de voyages dans la vie et dans les oeuvres de ces deux auteurs : voyages vecus, voyages thematiques et metaphoriques, voyages associes par convention a differents genres litteraires, voyages intertextuels, voyages d'ouverture vers le monde et voyages de retraite, voyages vers Dieu par divers chemins. Rabelais se plait ici a jouer sur les conventions du discours mystique qui remontent a l'Antiquite grecque et chretienne, conventions cheres aux auteurs du seizieme siecle. Erasme, dont la presence est manifeste dans le Tiers Livre, avait evoque l'experience mystique a la fin de l'Eloge de la Folie (2). Folie en parle comme d'un voyage et d'une alienation: Et quand l'ame s'entraine a voyager loin du et n'utilise plus normalement ses organes, on a raison sans aucun doute d'appeler cela de l'alienation. Elle appelle cette alienation une sorte de delire et elle l'explique ainsi: ceux a qui il a ete permis de ressentir cela eprouvent quelque chose de tres semblable a la demence: ... ils sont en somme vraiment tout entiers hors d'eux-memes (3). Mais le mystique en extase trouble souvent ses compagnons, qui veulent le faire revenir dans son corps. Erasme et ses lecteurs connaissaient bien cette voix terrestre qui vient interrompre l'extase. C'est celle d'Alcibiade ivre, qui fait irruption a la fin du Banquet de Platon, au moment ou Socrate termine le recit du discours de Diotime. Erasme avait exploite le discours d'Alcibiade dans son adage, Sileni Alcibiadis, et Rabelais, a son tour, avait imite cet adage dans le prologue de Gargantua. Dans Le Livre du Courtisan (1528), Castiglione avait represente la tension entre l'extase et les forces terrestres dans la conclusion du discours sur l'Amour (imite de celui de Diotime), prononcee par Bembo: Bembo, qui avait parle jusqu'ici avec tant de vehemence qu'il semblait etre dans un etat de ravissement et presque hors de lui, restait silencieux et immobile, les yeux tournes vers le ciel, comme frappe de stupeur, quand madame Emilia, qui, avec les autres, avait ecoute avec beaucoup d'attention son propos, le prit par le pan de son vetement, et, le secouant un peu, dit: Prenez garde, messire Pietro, qu'avec ces pensees, votre ame a vous aussi ne se separe pas de votre corps (4). Dans son dizain de dedicace du Tiers Livre a l'esprit de la reine de Navarre, Rabelais joue le role d'Emilia et d'Alcibiade vis-a-vis de Marguerite. Le dizain met en scene rencontre textuelle entre deux auteurs des plus eminents des annees 1540--et a bien des egards des plus disparates. Nous ne savons pas si Rabelais et Marguerite se sont rencontres dans la vie. Pierre Jourda se pose la question: Connaissait-elle Rabelais? et repond que, La chose est probable. Le dizain permet-il des conjectures a ce sujet? Dans son edition du Tiers Livre (1995), Jean Ceard avance que: Cette dedicace, qui n'a pas pu etre ecrite et publiee sans son consentement, prouve que la reine soutient ouvertement Rabelais. Edwin Duval voit pourtant un ton critique, meme moqueur, dans le dizain, qu'il qualifie d'etonnant dans son portrait peu flatteur de la reine (5). …
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